C’est un dialogue à distance, entre géants. Il y a, d’un côté Paul Cézanne, qui pose sa promesse : « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai. ». De l’autre côté Henri Matisse, qui déclare : « Qui veut se consacrer à la peinture doit commencer par se couper la langue ». C’est dit comme une vérité, pour maintenant et pour la suite, qui fait entendre, entre les géants, un accord : la vérité vient en peinture, c’est-à-dire en silence. Bien sûr, on peut se demander si ces déclarations concernent exclusivement la peinture, ou si elle valent pour toutes les images fixes, par exemple, et même pour la sculpture, la musique, l’architecture... Mais pour commencer on pourrait partir de là : qui choisit la gravure décide de se taire.

Toute vérité, on le sait, s’éprouve face à la vérité inverse – or c’est là, justement, que Gladys Brégeon décide de se tenir, sur l’autre bord, en miroir d’une affirmation que ses gravures commencent par retourner : qui veut se consacrer aux images doit faire l’épreuve du langage. Ou bien, plus explicitement encore : qui veut se consacrer à la gravure doit appeler l’écriture. Cette vérité toute autre s’entend à deux niveaux : elle signifie que les gravures ont besoin de mots, qu’elles appellent des écrits en face desquelles elles peuvent s’installer, venir se dire en somme, naître et s’exprimer... Il faut nécessairement des mots, des phrases, des sentences, face auxquels la gravure peut surgir, c’est une affaire de naissance de l’image, elle réclame la parole d’autrui. « Du fer oxyde une source » par exemple, ou bien « fou de la viande ou des fruits », pas des slogans seulement, mais des biffures, des ouvertures, des phrases qui ont été, à leur manière, des coupures, et qui subsistent ainsi, coupant, découpant un lieu, ici et maintenant, pour l’image qui se tient en face. (Si quelque chose de la vérité de Matisse subsiste dans cette vérité contraire, c’est justement la coupure – l’ouvert au travers duquel l’image peut survenir, image à l’épreuve d’une écriture mais coupure cependant, entre les deux voies, l’image d’un côté, de l’autre l’écrit, il ne saurait être question d’éprouver l’une – d’éprouver la coupure d’où elle vient – sans éprouver l’autre, s’y risquer, s’y chercher aussi.) Pas de manière plus directe d’affirmer l’entaille, l’écart, l’espace, que de choisir le deux, l’image et l’écriture – donc l’écriture sans image. C’est le second niveau de cette vérité-ci, qui se cherche par les deux côtés d’une même pratique : gravure ET écriture. Je pense à Gladys Brégeon qui, en 2014, écrit Couches, qui écrit J’ai connu le corps de ma mère, à contre image, mais toujours noir sur blanc, c’est une autre épreuve, la même.

D’une vérité (l’image sans l’écrit) à la vérité inverse (l’image avec l’écrit) cherche à se dire la vérité moyenne, la voie médiane, neutre. Et ce qui surgit c’est ceci : l’image elle-même, comme écriture. Cela s’énonce dans le parcours lui-même, par le choix des techniques : la photographie, puis la gravure. C’est-à-dire la photographie qui est, littéralement, écriture de la lumière, puis la gravure et son autre manière, noire, toujours la voie par l’obscur, mais comment la nommer ? Expérience de l’outre, de la nuit, de l’envers. Voie négative, métallique (argentique, ou acide), en attente du jour : du tirage, de la révélation. Du neutre de l’écriture, on découvre alors qu’il inscrit deux questions, celle du temps et celle du lieu, d’un espace que le travail vient fabriquer – extraire, déposer -, et d’où, cependant, il procède. D’un neutre qui veut écrire le contre-neutre, son naître, en saisissant son temps et son lieu tels qu’ils se laissent ici nommer : l’origine et le corps.

Dans la présentation de son projet « protéiforme », L’Œ, réunissant en 2007 cinq versions livres, deux dessins grand format, deux installation, une performance, Gladys Brégeon écrivait : « L’Œ (...) nous projette à l’échelle rétinienne de « l’endormie », personnage d’une image qui tente de s’incarner. Sur son divan de paupière, « l’endormie » visionne, sur l’écran de la rétine, L’Œ qui a pour fin l’origine. » Dix ans plus tard, répondant à la question de Couches (« les yeux / de quel côté vont les yeux ») l’expérience se poursuit de l’autre côté de l’écran de la rétine. On croise Félicien Rops, on traverse le musée des cartes, la salle des planches anatomiques, le grand salon oetoptique, on va vers le pays des images-organes. La gravure conduit vers le dehors en dedans, à la poursuite de l’Autre.

Jean-Luc Bayard, mai 2017